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actualisé le 04-01-2016       wildcat.zirkular.thekla.materiaux.français

Lettre de Paris en l'état d'urgence

Ont-ils vraiment le contrôle de la situation ?

Ces dernières semaines ont été particulièrement riches d’événements lourds de conséquences. Et il est possible que la situation évolue encore rapidement en cas de nouveaux faits imprévus.

Tour d'abord, les attentats du 13 novembre ont mis en lumière la faiblesse d'un pays qui se croyait à l'abri des conséquences des guerres que son État mène au Moyen-Orient et en Afrique. Alors que les troupes françaises bombardent et tuent depuis une bonne quinzaine d'années, il fallait en effet s'attendre un jour à un retour de bâton. La folie meurtrière des terroristes ne les empêche pas d'agir selon une certaine logique : ils ont tenu à expliquer à leurs otages, avant d'en tuer une bonne partie, que leur attaque était une riposte aux bombardements français en Syrie et qu'ils voulaient infliger aux Français le même traitement que celui subi par les populations victimes des bombardements occidentaux1. D'ailleurs, même le président Hollande a fini par le comprendre, puisque le jour suivant il annonçait solennellement que nous étions en guerre.

L'état d'urgence, immédiatement proclamé après les attentats, élargit les pouvoirs de la police, introduit la possibilité de perquisitions, arrestations et assignations à résidence « administratives » (sans intervention préalable de la justice) et interdit les manifestations dans un large périmètre autour de Paris – et évidemment, dès sa proclamation, les actes arbitraires de la police se sont multipliés2. Dans le climat d'hystérie sécuritaire qui s'est immédiatement instauré, il n'y a eu au Parlement, lors du vote autorisant son extension exceptionnelle sur trois mois, que 6 députés sur 577 pour s'y opposer (3 socialistes et 3 écologistes). Quant à la décision d'envoyer l'armée bombarder en Syrie, seuls 4 députés ont voté contre (dont 2 socialistes, par erreur...).

L'état d'urgence accélère l'évolution autoritaire de l'État, qui était en cours depuis plusieurs années, à travers notamment une longue série de lois liberticides. Certes, la lutte contre le terrorisme conforte une demande de sécurité émanant de la société (et sur laquelle Sarkozy avait bâti ses anciennes fortunes électorales), mais la proximité des élections régionales a poussé le gouvernement socialiste à la surenchère vis-à-vis de la droite et l’extrême droite, par l'adoption de mesures encore plus dures, déplaçant vers la droite l'ensemble de l'axe politique du pays – sans grand résultat toutefois : les sondages préélectoraux ont continué à prédire un effondrement du PS et une forte poussée du Front national, celui-ci continuant à prospérer sur le discrédit croissant de l'ensemble de la classe politique. Quant au conglomérat Parti communiste-Parti de gauche-EELV (Verts), il n'est pas arrivé à trouver une unité interne ni à exprimer une politique alternative, et encore moins à modifier les rapports de forces avec le PS.

Face à l'instauration de l'état d'urgence, les réactions des milieux militants sont restées fort modestes. Dimanche 22 novembre, un appel à manifester en solidarité avec les migrants (expulsés à maintes reprises des lieux où ils s'étaient abrités dans Paris) a été maintenu sous forme d'un rassemblement, qui s'est vite transformé en une manif sauvage de 500 personnes, que la police a tenté vainement d’empêcher. Mais dans les jours qui ont suivi, sur la base des photos de police ou postées sur Internet, plus de 68 convocations au commissariat ont été envoyées, suivies d’interrogatoires et parfois de gardes à vue, de passages en comparution immédiate devant la justice ou d'assignations à résidence. Jeudi 26, un rassemblement, non autorisé, contre l'interdiction de manifester s'est tenu sans incidents.

C'est dans ce lourd climat d'insécurité et de contrôle policier renforcé qu'est intervenue la conférence internationale sur le climat (COP21), organisée entre le 30 novembre et le 12 décembre au Bourget, en banlieue nord-est de Paris. Or autour de cette conférence, de nombreuses et importantes mobilisations étaient prévues, dans l'idée notamment, de proclamer que la solution était du côté de la « société civile » et non des pouvoirs en place. Quelle aubaine pour le gouvernement que ce droit d'interdire les manifestations au nom de l'antiterrorisme! Dès le 22 novembre, on pouvait comprendre qu'il ne se priverait pas de l'exploiter : parmi les manifestants assignés à résidence ce jour-là figurent des individus très impliqués dans l'organisation de ces mobilisations. Quant aux organisations et aux individus mobilisés autour de la COP21, s'ils n'ont pas totalement renoncé à se faire entendre, ils ont dû sérieusement composer.

Samedi 28, le convoi de vélos et tracteurs des ZAD, parti de Notre-Dame-des-Landes et qui avait prévu d'arriver au cœur de Paris – dans l'idée d'étaler au grand jour les contradictions entre l'affichage officiel et la réalité des choix du gouvernement français en matière d'environnement –a réussi à atteindre Versailles, malgré tous les obstacles mis par la police et les préfectures des départements traversés pour l'empêcher d'atteindre son but. Le « banquet » contestataire final s'est donc tenu devant le château royal, ce qui ne manquait pas de symbolisme, mais n'a pas permis que s'établisse un contact entre ce milieu militant relativement marginal et autocentré et la population de la métropole. Le convoi a d'ailleurs choisi de repartir le soir même, sans doute pour éviter de s'attirer un surplus d'ennuis.

Dimanche 29, avant l'ouverture de la COP 21, une grande chaîne humaine s'est constituée à l'appel de la Coalition Climat et d'Alternatiba. Conçue pour tourner l'interdiction de manifester, elle a attiré environ vingt mille personnes au cœur de Paris, parfois venues de loin. Alors qu'il était désormais clair pour tous que la protection contre l'insécurité servait de prétexte à un corsetage des formes de contestation, la Coalition Climat n'a pas eu le culot de maintenir l'appel à manifester – ce que le nombre rendait pourtant possible sans trop de risques –, se contentant de 45 minutes de chaîne humaine sur les trottoirs. Du coup, les participants ont ensuite reflué vers la place de la République, et ce rassemblement qui se voulait convivial s'est soldé par des gazages et matraquages policiers, et 317 arrestations. Les médias se sont évidemment focalisés sur les « violents vêtus de noir » qui auraient provoqué des affrontements en lançant des projectiles, ce qui leur a permis de détourner l'attention de la rafle policière qui a suivi, d'une ampleur peu commune.

Enfin, les mobilisations du 12 décembre, juste après la conclusion de la COP21, prévues au départ sous la forme de blocages multiples en région parisienne, se sont finalement réduits à une grande manifestation négociée : plusieurs regroupements dans Paris sur des lieux symboliques convergeant pour un meeting en plein air sur un Champ de Mars quadrillé par les flics, le tout dans une ambiance plutôt bon enfant...

Pourtant, le contrôle du pouvoir n'est pas sans failles. Les pratiques policières de ces derniers temps risquent d'approfondir et d'élargir le mécontentement et de toucher des pans de la population d'habitude peu portés à la contestation. Et poussent déjà les associations, y compris les plus légalistes, à surmonter leur réserve, sous la pression de leur base. Des sections d'associations comme la Ligue des Droits de l'Homme, Attac, Solidaires, différents groupes écologistes ou même la CGT, ont poussé à participer aux manifestations en bravant l'interdiction, contrevenant par là aux consignes étatiques, ce qui n'est pas vraiment dans leurs habitudes.

Si les grands médias ont largement contribué, en amplifiant à souhait l'état de choc et la peur causés par les attentats, à faire que l'opinion accepte et justifie le tour de vis sécuritaire, l'incapacité des services de renseignement à empêcher les attentats les amène aussi à s'interroger sur l'irrationalité bureaucratique qui a présidé à leur réorganisation ces dernières années et sur l'utilité de l'immense collecte de données que permettent désormais tous les moyens de contrôle électroniques légalisés au fil du temps.

Et si les mêmes médias ont servi la soupe au gouvernement lors de la COP21 en vantant son succès par anticipation – sans forcément convaincre, vu la méfiance généralisée qu'inspire la classe politique –, les analyses critiques des graves limites de l'accord final sont maintenant à l'ordre du jour.

Il faut enfin souligner que, si l'état d'urgence a imposé une sourdine à plusieurs luttes en cours, elles ne s'en poursuivent pas moins. Citons, pour s'en tenir à la région parisienne, à la grève des postiers des Hauts-de-Seine, qui dure depuis deux mois, à celle des salariés d'OMS, entreprise de nettoyage sous-traitante de la Ville de Paris, qui dure depuis trois mois, et à la mobilisation des salariés d'Air France contre un plan de 2900 licenciements, aiguisée par le passage en procès de certains d'entre eux (inculpés des «violences», toutes symboliques, subies par le chef du personnel dans un moment de colère collective).

Les résultats des élections régionales ont été un nouveau choc pour la classe politique et les médias. Ces élections faisaient suite à la réforme réduisant le nombre des régions de 22 (dont 21 étaient contrôlées par le PS) à 13. Au terme du second tour, 7 régions sont passées sous le contrôle de la droite (les plus urbanisées et industrialisées, qui comptent au total 43 millions d'habitants), 5 sont restées au PS (20 millions d'habitants), la Corse étant remportée pour la première fois par les nationalistes.

Au premier tour, le Front national (FN) a triplé son score des régionales précédentes, dépassé 40 % des voix dans deux régions et atteint 30 % en moyenne nationale. L'abstention a atteint au premier tour environ 49,5 % des inscrits (et plus de 55% de la population en âge de voter), pour baisser au second tour (42%), mais avec une augmentation des bulletins blancs et nuls (5%). Il apparaît qu'au premier tour l’électorat du FN s'est bien plus mobilisé que celui de tous les autres partis, notamment dans les régions PACA et Nord, où le FN est arrivé en tête. Au second tour, il a totalisé 6.820.000 voix : le score le plus élevé jamais enregistré, qui le porte à moins d'un million de voix de l'ensemble de la gauche. Ses scores se sont très souvent améliorés entre les deux tours, même si dans certaines régions son électorat a appuyé la droite classique (notamment en Île-de-France, perdue pour la gauche qui la gouvernait depuis dix-sept ans).

Le Parti socialiste avait reçu déjà un sévère avertissement aux dernières municipales (mars 2014) et départementales (mars 2015). Pourtant il ne s'attendait pas à une gifle aussi retentissante. Il faut reconnaître que ses dirigeants ont réagi avec une grande habileté tactique : ils ont marginalisé et placé dans l'orbite du PS les groupes PC-PG-EELV, siphonné leurs voix au second tour, renoncé à présenter des listes au second tour dans les régions Nord et PACA en invitant à voter pour la droite classique au nom de la lutte contre l'extrême droite et, au bout du compte, sauvé la présidence de 5 régions. Mais le PS règne désormais sur un champ de ruines à gauche, ayant aiguisé les divisions, vassalisé et entraîné dans sa chute les partis qui évoluaient à sa gauche, ce qui ne pourra qu'alimenter de nouvelles vagues d'abstentions3.

Comment comprendre l'ampleur du vote FN ?S'il est, au moins en partie, un vote de repli sur soi, de peur et de xénophobie, il traduit surtout un sentiment d’exaspération face à l'autisme de la classe politique, des gouvernements de droite et de gauche qui ont mené les mêmes politiques depuis une bonne vingtaine d'années. Même si les électeurs ne se font plus beaucoup d'illusions sur le respect des promesses électorales, peut-on s'étonner que, face à des partis qui ces deux dernières décennies ont mis en œuvre une détérioration des conditions de vie et des salaires des plus modestes, démantelé les services publics, augmenté et intensifié le temps de travail, accru la précarité au nom de la lutte contre le chômage, attaqué les fondements du code du travail, agrémentant le tout d'une bonne dose de morgue et de mépris face aux plus pauvres, ces électeurs choisissent de voter pour un parti qui leur parle de protection sociale renforcée (pour les seuls Français), de baisse des impôts, de services qui marchent, de résistance face à une Europe hostile et bureaucratique, de sortie de l'euro, et même de retour à la retraite à 60 ans (point passé à la trappe récemment), tout en se référant régulièrement un âge d'or mythique mais cher à l'imaginaire des Français moyens ?

Mais le vote FN est aussi à inscrire dans un contexte plus global. Les racines de la peur sont à chercher dans un « rejet universel de l'immigré » qui n'est pas propre à la France, mais qui, en France, est structuré politiquement par le FN4. La méfiance des électeurs vis-à-vis la classe politique n'a fait que croître d'un gouvernement à l'autre, nourrissant à la fois le vote FN et l'abstention, en particulier chez les jeunes. L'électorat FN est en outre le produit de la polarisation sociale et territoriale qui n'a cessé de s'accentuer : il est constitué essentiellement d'ouvriers, de chômeurs, de femmes au foyer et d'étudiants, notamment dans les régions où il est le plus implanté5. Mais il est aussi le produit de l'insécurité culturelle des secteurs sociaux qui font les frais de la mondialisation sans en tirer les bénéfices, insécurité qui favorise des réactions de rejet de l'autre et de repli sur soi. L'absence de conflit ouvert avec l’État fixe le mécontentement sur les élections6.

Les attentats et la réaction qui a suivi, en entraînant tous les groupes politiques dans une spirale sécuritaire, ont déplacé vers la droite l'axe de la politique française : état d'urgence, bombardements en Syrie, propositions de modification de la Constitution, durcissement de la législation sur les étrangers, augmentation des contrôles dans l'espace public et les transports... tout va dans la direction indiquée et souhaitée par le Front national, et c'est par rapport à lui que s'organise la surenchère.

Dès la fin du premier tour des élections régionales, il était clair que les états majors du PS regardaient déjà vers l'élection présidentielle de 2017. Le sacrifice de deux régions fait par le PS en se retirant au second tour lui a permis d'introduire un élément de division au sein de la droite classique. Et ça a l'air de marcher au vu des premières réactions : la fraction centriste du parti sarkozyste est en train de reprendre vigueur, et certains commentateurs voient déjà pointer à l'horizon une grande coalition de gauche socialiste-centre-droite civilisée, avec une « extrême » gauche marginalisée et vassalisée votant pour la grande alliance au nom du rejet du FN. D'ici là, on assistera à toutes sortes de manœuvres d’appareil et de revirements inattendus.

En revanche, inutile de dire que les fondamentaux de la politique économique et sociale de ce gouvernement restent inchangés. Le PS a choisi de courtiser le patronat et les classes moyennes urbaines, mais se désintéresse de ce qui se passe dans le monde du salariat et dans les milieux les plus pauvres de la population, qu'il ne comprend d'ailleurs plus. Désormais, « la seule organisation qui produise un discours de classe fort est le Front national, en s'appuyant sur la démagogie et la xénophobie »7.

Tout cela se produit bien sûr dans un contexte de crise économique larvée mais qui dure, et où plus personne ne croit à la promesse électorale de Hollande d'inverser la courbe du chômage par la relance de l'économie. Si le gouvernement a finalement renoncé à respecter les limites budgétaires imposées par l'Union européenne, après avoir parlé pendant des années d'« obligations incontournables », ce ne sera que pour « assurer la sécurité », renforcer les moyens de l'armée, de la police et de la justice antiterroriste. L'austérité et les inégalités croissantes resteront, elles, à l'ordre du jour. Ainsi que le mécontentement, qui sourd de partout.

G. Soriano et N. Thé

Paris, le 20 décembre 2015

note de bas de page:

[1] L'humanité: « Vous pouvez remercier le président Hollande, parce que c’est grâce à lui que vous subissez ça. Nous, on a laissé nos femmes et nos enfants en Syrie, sous les bombes. On fait partie de ‘l’État islamique’ et on est là pour venger nos familles et nos proches de l’intervention française en Syrie. » …. Ils nous ont redit alors : « Bien fait pour vous, c’est comme pour nos femmes et nos enfants en Syrie. »

[2] Un site récemment créé recense toutes les conséquences et les bavures liées à l'état d'urgence 

[3] On peut trouver une bonne analyse synthétique des résultats dans l'article de Laurent Ripart, Les élections régionales : un premier bilan – « Catastrophique »

[4] Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014, p. 134-144.

[5] Joël Gombin, « Les trois visages du vote FN », in : Le Monde diplomatique, décembre 2015, p. 1 et 6.

[6] Christophe Guilluy, La France périphérique, op . cit., p. 77-83 et 150-157.

[7] Louis Maurin, « L'abandon des classes populaires », in : Le Monde du 9.12.2015, p. 19.

 
 
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